mardi 15 mars 2016


  Les cahiers d’indications de mise en scène de Laurent Terzieff ont été les témoins de son travail, sa vie durant. De grands cahiers à spirale qu’il remplissait au fur et à mesure de l’élaboration de son travail scénique. Deux ou trois cahiers pour chacune des pièces qu’il a montées. Tout y était relaté - parfois seulement « proposé », ou « essayé », depuis le moindre déplacement ou changement d’éclairage, en passant par les différentes « bosses » de son, jusqu’aux états d’âme des personnages que le jeu des acteurs devait faire transparaître.

  C’est un véritable enseignement de la mise en scène de théâtre qu’ils recèlent, si l’on veut bien se pencher sur eux et se laisser aller à la découverte de l’univers minutieux et complexe des pièces qu’il a travaillées et présentées au public. Mais c’est aussi une conception du théâtre que ces cahiers transmettent, un théâtre qui n’est pas le fruit d’une théorie abstraite, mais une lente élaboration, émanant du travail d’une équipe d’artistes aux talents divers, qu’on voit progressivement se former pour chacune des pièces.

  De cette élaboration, Laurent Terzieff était le Maestro, accompagnant en douceur et avec persuasion, laissant œuvrer aussi ses propres hésitations et ses doutes. Ce travail de recherche continue est la matière même des cahiers de mise en scène, et c’est un cadeau inestimable que Laurent nous a laissé, certaines de ces pièces ayant de surcroît fait l’objet d’enregistrement sur cassettes VHS ou sur DVD.

  Ce corpus ne nous rend pas la voix de Laurent, son être vibrant et passionné, drôle et étrange, dérangeant parfois et touchant toujours. Mais il nous permet de nous pencher sur un travail, et d’explorer une partie d’une œuvre dont l’enseignement est toujours vivant.

Nous avons choisi de parcourir dans le détail – comme lui-même l’a fait – minutieusement, chaque étape de la création de huit pièces, chacune représentative d’un moment de sa carrière d’homme de théâtre, acteur et metteur en scène, mais aussi illustrant ses choix quant aux auteurs contemporains qu’il a souhaité faire découvrir au public français. Il s’agit de À pied de Slawomir Mrozek, Ce que voit Fox de James Saunders, Temps contre temps de Ronald Harwood, Témoignages sur Ballybeg de Brian Friel, Les Chinois de Murray Schisgal,  Mon lit en zinc de David Hare, Hughie d’Eugène O’Neill et L’Habilleur de Ronald Harwood.

Danièle Sastre - 2016



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« J'ai l'impression de vivre une mauvaise pièce en vivant ma vie, de même que j'ai le sentiment d'un mauvais roman lorsque je la raconte. » Les thuriféraires de Laurent Terzieff (1935-2010) seront surpris à la lecture de ces cent huit carnets de notes, écrits de 1960 à 2000 sans être jamais datés et aujourd'hui édités sans commentaires par Danièle Sastre, soucieuse de préserver au plus juste la parole du comédien-écrivain. Car il écrit à merveille, celui qui s'avoue tout ensemble amer et mystique, qui a choisi de renoncer au bonheur en affirmant que renoncer au malheur est plus difficile encore... Dans ce recueil qui rassemble mélancoliques poèmes d'adolescence et ingrate liste de courses, confidences amoureuses déplaisantes et brillants développements sur Aristote, Cioran, saint Paul, Buñuel ou le métier d'acteur, on redécouvrira une âme tourmentée et étrangement proche par ses gouffres mêmes, ses tentations du vide, ses petitesses. Non, celui qui s'est acharné à rendre sur scène « une parcelle de la vérité intérieure de l'existence » n'était pas le saint crucifié du théâtre, mais un être paradoxal, plein de dégoût et de fièvre. Un homme brûlant, dont les méditations et les aveux qu'on peut picorer au hasard de n'importe quelle page rayonnent superbement d'exigence et de vie.

Fabienne Pascaud
Télérama n°3231

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Stefan Zweig, en 1941, dans ses Souvenirs d'un Européen, confie : "Je ne m'intéressais pas à la cote dont jouissait un homme sur le marché des valeurs et des réputations internationales ; ce que je recherchais, c'étaient des manuscrits originaux ou les projets de poèmes, de compositions, parce que le problème de la genèse d'une œuvre d'art, sous son aspect biographique aussi bien que psychologique, me préoccupait plus que tout le reste. Cet instant de transition infiniment mystérieux où un vers, une mélodie, surgissant de l'invisible, de la vision et de l'intuition d'un génie, entre dans le monde des réalités terrestres sous une forme fixée graphiquement, où pourrait-on le surprendre et l'observer si ce n'est dans ces manuscrits primitifs des maîtres, nés dans la lutte ou le feu de l'inspiration, comme dans un état de transe ? Je n'en sais pas assez d'un artiste quand je n'ai sous les yeux que son œuvre achevée, et je souscris à la parole de Goethe : pour comprendre les grandes créations, il ne suffit pas de les voir dans leur état d'achèvement, il faut les avoir surprises dans leur genèse, dans leur devenir."
C'est ce qui m'a pour ma part animée, lorsque j'ai traité et retranscrit les nombreux cahiers remplis par Laurent, qui étaient plus - bien plus - que ce qu'il avait pu appeler un jour du "résiduel", qu'il s'apprêtait à laisser derrière lui, sans plus s'en soucier. Je me suis souciée, avec le soutien et l'accompagnement de sa sœur, Catherine, de ce formidable résiduel qu'il m'était impossible de laisser lettre morte.

Danièle Sastre



Danièle Sastre et Catherine Terzieff à l'Espace Cardin (Paris, 2012)